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Tom Siebel est une vieille connaissance du monde de l’informatique. Vous souvenez- vous de la mode du CRM ?

Eh bien, c’est Siebel qui l’avait lancée. Son entreprise était devenue synonyme de cette catégorie de logiciels et il a su la revendre à Oracle, au plus haut… Bon timing. Pour Oracle par contre, la transaction n’a pas été formidable : le géant des bases de données s’est vite aperçu que Siebel arrivait bien à vendre sa solution mais que les clients l’utilisaient peu finalement (une bonne partie des “boîtes” livrées par Siebel restait sur les étagères des organisations : jamais installé, jamais utilisé…). Finalement, la mode du CRM a plus profité à Salesforce.com qu’à Oracle…

Un entrepreneur inoxydable
Revenons sur Tom. En 2009, quelques mois après le lancement d’une nouvelle start-up, M. Siebel a été piétiné par un éléphant lors d’un safari en Tanzanie. 

Il a subi une douzaine d’interventions chirurgicales pour s’en remettre et, bien sûr, sa nouvelle société a été très affectée par son absence et a bien failli faire faillite. Quelqu’un de moins déterminé que lui aurait depuis longtemps jeté l’éponge.  Il en faut plus pour décourager Tom qui s’est remis à l’ouvrage. Il fait partie de ces “serial entrepreneurs” inoxydables qui savent sentir les tendances. Et, justement, la tendance que Tom Siebel sent bien en ce moment, c’est celle du big data…

C3.ai, une licorne ?
Son courage et sa patience sont en train de porter ses fruits. Sa société, maintenant appelée c3.ai, a levé 100 millions de dollars en capital risque l’année dernière pour une valeur de 2,1 milliards de dollars. En 2009, C3 représentait un pari précoce sur l’analyse des données, qui convertit les données brutes (des capteurs d’une machine ou d’un entrepôt) en prédictions utiles (pouvoir dire quand un système va tomber en panne ou quels sont les niveaux de stockage optimaux de telle ou telle ressource) à l’aide d’algorithmes intelligents. De nombreux investisseurs croient donc que cette nouvelle génération de logiciels d’entreprise va permettre au big data (et à ses applications) de passer des laboratoires d’informatique des GAFAM aux entreprises ordinaires.

Dans le monde entier, trente-cinq entreprises qui s’intéressent à l’analyse des données figurent sur une liste (tenue à jour par cbInsights, une société de recherche) de startups d’une valeur de un milliard de dollars ou plus. Ensemble, ces “licornes” bénéficient d’une valorisation vertigineuse de 73 milliards de dollars (les six plus grandes entreprises représentent à elles seules 45 milliards de dollars selon une étude de PitchBook). 

Des perspectives alléchantes…
Les dépenses consacrées aux logiciels orientés “big data” atteindront déjà 67 milliards de dollars cette année.  Mais ce n’est que le début : les consultants de Gartner ont récemment calculé qu’en 2021, « l’ia-augmentation » générera 2,9 trillions de dollars de « valeur commerciale » et permettra d’économiser 6,2 milliards d’heures de travail dans le monde. Les ventes au détail et la logistique devraient bénéficier le plus de cette tendance (voir graphique ci-dessous).

OK, un marché en croissance avec des perspectives alléchantes… mais, concrètement, ça se traduit comment ?

Une plateforme pour rendre le flux intelligible
C3.ai (et ses concurrents) ont l’ambition de proposer une plateforme complète afin de faire le travail nécessaire. Une telle plateforme IA traduirait automatiquement les données brutes récoltées par des milliers (des millions même !) de capteurs dans un format adapté aux algorithmes et offrirait un ensemble d’outils de conception de logiciels que même les personnes aux compétences de codage limitées pourraient utiliser. 

C3.ai, intervient pour aider certains de ses clients à gérer les réseaux électriques, un problème complexe qui implique la collecte et le traitement de données provenant de nombreuses sources. Tom Siebel lui-même explique ceci dans une interview récente (le 16/09/2019) donnée au quotidien La Tribune :

Notre projet le plus ambitieux a été mis en oeuvre avec Enel, le plus important producteur d’énergie géothermique au monde. En Italie et en Espagne, ils totalisent pas moins de 42 millions de compteurs intelligents intégrés à leur grille énergétique. Nous avons agrégé les données collectées par ces derniers, ainsi que par 30 millions de capteurs supplémentaires et par leur système d’information, ce qui donne au total des milliards de données que nous traitons en temps réel, au moment de leur apparition, à l’aide d’algorithmes d’apprentissage machine.

Un tel dispositif constitue d’abord un puissant outil au service de la détection des fraudes. Le vol d’énergie est une pratique beaucoup plus courante qu’on ne l’imagine, et dans certaines régions, comme la Sicile, c’est un véritable fléau. Particuliers et entreprises s’y adonnent massivement. Or, grâce à nos analytiques, nous sommes désormais capables de dire à Enel qui vole de l’énergie et de quelle manière. La seconde application principale réside dans la maintenance prédictive. Nous sommes en mesure de surveiller en temps réel les millions de kilomètres de câbles électriques, de transformateurs, de sous-stations et de réenclencheurs, pour identifier les risques de panne avec un important niveau de précision.

Nous pouvons par exemple affirmer que « ce transformateur dans la banlieue de Rome a 90 % de chances de lâcher au cours des trente prochains jours ». On peut ainsi éviter d’importantes déconvenues : lorsqu’un transformateur brûle, par exemple, comme cela s’est produit à New York en juin dernier, plusieurs quartiers peuvent se retrouver privés d’électricité pendant des heures, avec un coût économique et humain considérable.

3M, un conglomérat américain, utilise le logiciel c3 pour sélectionner les factures potentiellement litigieuses afin d’anticiper les plaintes. L’US Air Force l’utilise pour déterminer quelles parties d’un avion risquent de tomber en panne prochainement. C3 aide Baker Hughes à développer des outils d’analyse pour l’industrie du pétrole et du gaz. Voilà ce qu’en dit encore Tom :

Nous avons récemment mis en place une coentreprise avec Baker Hughes, une société américaine très active dans le forage pétrolier. En appliquant nos algorithmes d’intelligence artificielle aux données qu’ils possèdent sur la nature des sols et des roches, nous sommes capables de prédire à l’avance si un puits de forage risque d’avoir un rendement faible, et donc de leur indiquer qu’il vaut mieux creuser ailleurs. Forer représente un investissement qui se compte en millions de dollars, il vaut donc mieux être certain qu’il s’avérera rentable ! Grâce à nos algorithmes, c’est désormais possible.

Alors, ça y est ?
Les logiciels d’analyse du big data sont-ils enfin descendus de l’Olympe (comprendre les laboratoires des GAFAM) pour se mettre au service des organisations ordinaires ?

Savoir raison garder
Pas si vite : comme c’est toujours le cas dans la Silicon Valley, le battage médiatique est omniprésent et alimenté par un grand nombre de consultants. Et, quelquefois, ce bruit qui déclenche une mode ne débouche sur rien de concret, rien d’utilisable. 

L’analyse des données a encore beaucoup de chemin à parcourir avant de répondre à toutes ces attentes. Extraire et analyser des données à partir d’innombrables sources et périphériques connectés – “l’Internet des objets”, sujet que nous aborderons dans une prochaine chronique – est difficile et coûteux. Les capteurs fiables, miniaturisés et à bas prix ne sont pas encore largement disponibles. Or, l’expérience des GAFAM en la matière l’a démontré : il faut être capable de “digérer” beaucoup de données avant que les logiciels basés sur le “machine learning” soient capables de délivrer des prévisions cohérentes et utilisables.

Pourtant, il semble que la tendance soit bien là comme le prouve le bataillon de start-up du domaine qui se bousculent au portillon. Databricks est le principal rival de c3 dans la construction d’une véritable plateforme d’analyse de données. Elle a été fondée en 2013 par ceux qui ont développé Apache Spark, un programme open source capable de gérer en temps réel des quantités de données provenant de capteurs et d’autres appareils connectés. Elle vend principalement ses services à des startups (telles que Hotels.com, un site de voyage) et à des sociétés de médias (Viacom). Palantir est un autre rival de C3. C’est une société intéressante à plus d’un titre : fondée par Peter Thiel (un des fondateurs de Paypal…), elle est connue pour son activité dans le domaine du renseignement. Ses clients vont de la CIA (comme Oracle à ses tout débuts d’ailleurs !) à la DGSE, entre autres. Thiel est, comme Siebel, un de ces millionnaires serial entrepreneurs de la Silicon Valley et le fait est que ces profils sont désormais très intéressés par les perspectives du big data.

La transformation numérique a besoin d’être expliquée, pas le cloud !
Mais nous ne sommes qu’au début de ce processus que beaucoup aiment appeler la “transformation numérique”. Voyons justement ce que Tom a voulu en dire à travers son dernier livre “Digital transformation” ?

L’idée de ce livre est partie d’un constat. En discutant avec des dirigeants d’entreprise du monde entier, je me suis rendu compte que l’expression « transformation numérique » finissait toujours par survenir dans la conversation. Celle-ci me laissait quelque peu perplexe : « numérique » par opposition à quoi ? Transformation analogique ? Je me suis donc mis à demander des précisions, et il est vite apparu que personne ne s’entendait sur la signification de cette expression. C’est ce qui m’a donné l’idée d’écrire ce livre, pour un public de dirigeants d’entreprises et de managers, afin de définir ce qu’est la transformation numérique, pourquoi c’est important et comment la réussir. J’y cite un certain nombre d’entreprises qui ont, selon moi, réussi (Engie) ou au contraire raté leur transition numérique (General Electric), en identifiant les différences clefs.

Si même un beau parleur comme Tom Siebel pense qu’il faut clarifier la notion de “transformation numérique”, cela prouve seulement que ce buzzword à la mode est plutôt creux. En revanche, Tom constate que les opinions bougent vite en matière de Cloud (mais on en parle moins…) :

L’élasticité du cloud constitue une véritable révolution dans le monde de l’informatique. On n’est plus cantonné aux capacités d’un seul ordinateur, on a désormais la possibilité de multiplier la puissance informatique en cas de besoin, pour revenir ensuite à capacité normale une fois le pic passé.

Ce qui représente des économies considérables, puisqu’il n’est plus nécessaire de construire un ordinateur de la taille d’un immeuble qui ne sera utilisé à pleine capacité que de manière très épisodique. C’est pourquoi je pense que d’ici dix ans, plus personne n’aura de centres de données, tout se passera sur le cloud. Les coûts sont tout simplement trop bas, et la compétition entre Amazon, Microsoft et Google les tire encore à la baisse. (…) Pour ce qui est de la cybersécurité, les données sont d’ores et déjà plus à l’abri sur le cloud que derrière un pare-feu. Et le cloud n’est pas non plus incompatible avec la souveraineté des données. D’une part, les grands fournisseurs permettent aujourd’hui à leurs clients de choisir les zones géographiques où leurs données sont stockées.

D’autre part, tous les fournisseurs cloud ne sont pas américains, l’Allemagne possède son propre fournisseur, SAP, la France aussi, avec OVH, même le Québec possède son propre cloud ! Le cloud progresse du reste encore plus vite que je ne l’avais anticipé. Il y a encore quelques années, chaque grande entreprise affirmait que ses données ne seraient jamais mises sur un cloud public. Aujourd’hui, toutes s’efforcent de déployer l’intégralité de leurs applications sur le cloud le plus rapidement possible.

Un processus en cours
Avant tout, rappelons-nous que Tom Siebel est un beau parleur et un bon vendeur. Il sait sentir les tendances et veut en profiter (il n’est pas le seul dans ce cas, mais lui a un talent certain dans ce domaine !). Un exemple : il avait d’abord baptisé sa société c3.iot, mais il s’est finalement dit que l’IA était encore plus tendance que l’Internet des objets… donc, hop, on change de nom, pas de problème !

Il faut donc prendre ce qu’il nous dit avec précautions. Son livre en particulier est un document de propagande en faveur de c3 : regardez comment nous avons bien compris la transformation numérique et comment nous en faisons profiter nos clients…

Donc, même si la vague du big data commence à se répandre (et pas seulement grâce à c3), elle ne concerne pas encore tout le monde. Il faudra du temps avant que les PME puissent à leur tour en profiter. Pour le moment, ce sont surtout des grands groupes dans le domaine industriel qui sont bien placés pour en faire usage.

En conclusion, on peut dire que les logiciels d’analyse du big data s’inscrivent dans la longue lignée du décisionnel. Simplement, il y a plus (beaucoup plus) de données qu’avant et on laisse les algorithmes trouver les schémas intéressants dans le flot (important !) des informations amassées par les capteurs. Ceci dit, ces derniers sont encore en cours d’élaboration et les logiciels d’analyse sont encore très neufs… La maturité d’un domaine réclame des années. Donc, gardons-nous d’annoncer que le big data et l’Internet des objets sont arrivés car ce sont des processus (parfois liés) qui vont prendre des années.

Dans une prochaine chronique, nous allons justement en profiter pour analyser les perspectives de l’Internet des objets et ce qu’il lui faudra pour changer en profondeur et durablement l’informatique actuelle (comprendre des capteurs bon marché et du temps pour se généraliser).

Tom Siebel aime bien aller sur les plateaux TV expliquer la transformation digitale mais surtout faire la pub de C3 !

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