linkedin twitter

Cette chronique est différente des autres et pourtant, je crois qu’elle s’inscrit pile dans la droite ligne des “tendances décryptées” que nous publions depuis un an. Voici une occasion fascinante de plonger au coeur de l’histoire d’un déclin. Comme je l’ai déjà expliqué plusieurs fois, Intel vient d’entrer dans la catégorie des “morts-vivants” en compagnie d’IBM et d’Oracle. C’est sans doute dans le cas d’Intel que ce déclin est le plus surprenant. Pour IBM, ça fait un moment que la dégringolade a commencé et, pour Oracle, c’est sa réticence à aller franchement vers le cloud qui l’a condamnée. Mais Intel, réfléchissez-y un peu, on s’était habitué à ce que ce géant soit toujours là et domine son secteur. Un géant discret, et efficace à tel point que son déclin ne paraissait absolument pas envisageable…

Bien sûr, aucune situation n’est figée et, même si les luttes entre “fondeurs” (c’est ainsi que l’on surnomme les producteurs de composants électroniques à base de silicium) vous semblent lointaines et absconses, l’histoire racontée ci-dessous va vous permettre de comprendre pourquoi les années de règne d’Intel sont derrière elle;  la compagnie créée il y a un peu plus de cinquante ans par Gordon Moore (oui, le même que celui de la “loi de Moore”) et Robert Noyce décline désormais.

Ce récit est une adaptation d’un article publié en novembre 2018 par Bloomberg (voir à https://www.bloomberg.com/news/articles/2018-11-28/intel-s-chipmaking-throne-is-challenged-by-a-taiwanese-upstart). Le traduire simplement n’aurait été ni intéressant ni suffisant, je l’ai donc modifié afin que le sens du texte reste le même, mais soit lisible en français, tant qu’à faire…

J’espère que cette plongée dans les arcanes d’un secteur qui brasse des milliards, mais qui n’a que rarement la faveur des médias vous intéressera autant qu’il m’a fasciné !

Du ridicule à l’évidence
Depuis plus de 30 ans, Intel Corp. domine la fabrication de puces, un des composants les plus important de la plupart des ordinateurs du monde. Cette position est désormais menacée par une entreprise dont le grand public n’a jamais entendu parler.

Taiwan Semiconductor Manufacturing Co. (TSMC) a été créée en 1987 pour fabriquer des composants destinés aux entreprises ne disposant pas de l’argent nécessaire pour construire leurs propres usines de fabrication (ou ne voulant pas le dépenser pour cela). Cette approche avait été rejetée à l’époque par le fondateur de Advanced Micro Devices Inc. (AMD), Jerry Sanders : “real men have fabs” (les vrais hommes ont des usines de fabrication), a-t-il plaisanté lors d’une conférence. Ce trait a fait mouche et a longtemps été repris par la suite pour justifier l’approche intégrée privilégiée par les grands fondeurs comme Intel et AMD.

Ces jours-ci, le ridicule a fait place à l’évidence alors que les usines de TSMC sont maintenant capables de défier Intel au sommet d’une l’industrie qui représente 400 milliards de dollars. AMD (oui, l’AMD de Sanders !) a récemment choisi TSMC pour fabriquer ses processeurs les plus avancés, après avoir cédé ses propres usines en difficulté des années auparavant (les vrais hommes n’ont peut-être pas besoin d’avoir leurs propres usines finalement…).

Un changement radical est en cours
La menace de TSMC sur Intel reflète un changement radical dans la fabrication de puces : une entreprise après l’autre a préféré faire appel à TSMC pour fabriquer les puces qu’elles avaient conçues. TSMC, basée à Hsinchu, compte de nombreux clients connus comme Apple, Qualcomm et AMD (et des bien moins connues comme Ampere). Cette croissance forte et continue a permis à TSMC d’acquérir le savoir-faire technique nécessaire pour fabriquer les puces les plus petites, les plus efficaces et les plus puissantes, qui plus est dans les volumes les plus importants.

“C’est une situation qui n’arrive que tous les cinquante ans”, a déclaré Renee James, ancienne numéro 2 d’Intel, à la tête de la startup Ampere. Sa société a moins de deux ans et pourtant, elle s’attaque crânement au marché des puces pour serveur jusque-là dominé par Intel. Selon James, le fait qu’elle puisse s’attaquer à ce marché (grâce aux capacités de TSMC) est une preuve de l’affaiblissement d’Intel.

Une menace directe sur les processeurs Intel
Cela fait une décennie qu’Intel doit faire face à une concurrence féroce sur ses marchés-clés. Et pourtant, 90% de son chiffre d’affaires vient des processeurs et cela va encore lui permettre de produire des résultats financiers records cette année. Mais certains analystes de Wall Street sont inquiets, car TSMC a désormais une chance réelle de remplacer Intel en tant que meilleur fabricant de puces sur le marché. L’année dernière, la société taïwanaise a, pour la première fois, reçu plus de commandes que son rival américain.

Ce qui inquiète vraiment les investisseurs d’Intel, c’est que les plus grandes sociétés spécialisées dans l’Internet vont commencer à fabriquer leurs propres puces. Dernièrement, Amazon.com Inc., le plus grand acteur du cloud, a annoncé son premier processeur pour serveur conçu en interne. Le Graviton va être fabriqué par TSMC et supporter une nouvelle version du service cloud Amazon tout en étant plus de 40% moins cher qu’un serveur équipé par des puces Intel, a annoncé la société.

Sans les capacités de TSMC, Amazon n’aurait pas eu la possibilité de faire cavalier seul, selon Matt Garman, vice-président d’Amazon Web Services. « Plus de concurrence dans ce domaine est profitable à tous », a-t-il déclaré.

10 nanomètres ou 7 nanomètres…
Les capacités de production des semi-conducteurs sont jugées par la largeur de l’espace entre les lignes sur les circuits minuscules qui assurent la fonction des puces. La réduction de cet écart (mesurée en nanomètres ou en milliardièmes de mètre) permet de fabriquer des puces plus rapidement, moins gourmandes en énergie, de stocker plus de données ou tout simplement de coûter moins cher. Dans les processeurs haut de gamme, où Intel tire la meilleure part de ses revenus, l’espace est primordial. Un processeur de serveur Xeon fourre des milliards de transistors dans une zone de la taille d’un timbre-poste.

Intel a été le premier à atteindre l’écart de 14 nanomètres en 2013, selon Goldman Sachs. Mais elle n’aura pas de capacité de production à 10 nanomètres avant la fin de l’année 2019, de loin l’attente la plus longue de son histoire entre deux avancées progressives. Dans le même temps, TSMC est passé de 20 nanomètres à 7 nanomètres…

Le blocage d’Intel se situe au niveau du rendement : le nombre de puces de bonne qualité générées à chaque cycle est diminué d’autant par les conditions de production quand ces dernières ne sont pas tout à fait optimales. Dans ces usines qui coûtent environ 7 milliards de dollars, qui fonctionnent 24 heures sur 24, qui produisent des millions de puces chaque mois, le moindre raté peut être désastreux sur le plan financier. Intel n’a pas encore suffisamment surmonté ces problèmes de fabrication, et la société ne passera pas à la production à 10 nanomètres tant que chaque étape ne fonctionnera pas correctement.

AMD se met enfin à y croire !
Le successeur actuel de Sanders chez AMD, la présidente directrice générale Lisa Su, n’a pas à s’inquiéter de cette situation, car la société a vendu ses usines et a laissé TSMC gérer la production de ses composants.

“C’est l’une des meilleures décisions que nous ayons prises”, a déclaré Su. “Cela nous permet de gérer les risques et de nous concentrer sur les éléments qui rendent le produit supérieur.”

Avec l’aide de TSMC, Su poursuit un objectif que Sanders n’a jamais atteint : battre Intel durablement sur le marché des serveurs. AMD dit maintenant aux investisseurs et aux clients que ses nouveaux modèles de puces dépasseront ceux d’Intel. TSMC rend cette concurrence possible, même si AMD dispose d’environ un dixième des effectifs et du budget de R&D d’Intel.

La percée par les smartphones
TSMC n’a cependant pas rattrapé Intel tout seul. La véritable percée de cette société a eu lieu il y a dix ans, lorsque les smartphones ont commencé à remplir les poches des consommateurs. Intel a bien bricolé des puces pour téléphones mobiles, mais la société américaine n’a jamais engagé ses meilleurs systèmes de production et de conception dans ce domaine, préférant donner la priorité à ses activités de PC et de serveurs, ses “vaches à lait” existantes.

Lorsque les ventes de smartphones ont vraiment décollé, les fabricants de téléphones n’ont pas eu recours aux processeurs Intel, mais se sont reportés sur d’autres fournisseurs tels que Qualcomm. Ou bien même, ils ont carrément conçu leur propre technologie, comme Apple avec ARM. Et les usines de TSMC étaient équipées pour produire ces composants.

Le volume des smartphones est maintenant presque six fois plus important que celui de l’industrie des PC. Cela donne à TSMC l’avantage d’une expérience de fabrication en gros volume qui appartenait auparavant à Intel.

Volume is everything!
Avec des milliards de transistors sur les puces, le moindre problème avec un petit nombre de ces commutateurs minuscules peut rendre le composant entier inutile. Les cycles de production de ces délicats semi-conducteurs peuvent prendre jusqu’à six mois et impliquer des centaines d’étapes nécessitant une attention minutieuse. Chaque fois qu’une erreur est commise, l’usine a la possibilité de faire des ajustements et d’essayer une nouvelle approche. Si le changement fonctionne, cette information est conservée pour le prochain défi. Plus il y a de production, mieux c’est. Et aujourd’hui, c’est TSMC qui a les plus gros volumes…

« TSMC continue de livrer les dernières puces dans les temps et sans erreur », a déclaré Mark Li, analyste chez Sanford C. Bernstein. Il pense que le leadership d’Intel sur le marché des puces pour serveurs (et son pouvoir de fixer les prix qui découlait de cette position dominante), est compromis par la consistance durement acquise de TSMC.

Intel n’a pas encore dit son dernier mot…
Pourtant, ce n’est pas le premier défi auquel Intel est confronté. La société travaille actuellement sur ses problèmes de production et, entre-temps, livrera de nouvelles puces élaborées avec la technologie de fabrication existante qui, dit-elle, sera encore capable de tenir la concurrence à distance.

Navin Shenoy, responsable de la division serveurs d’Intel, affirme que les mesures de production basées sur le nanomètre n’ont jamais été le seul facteur de succès (bien que la société aimait en parler davantage dans le passé). La solution à court terme d’Intel consiste à concevoir de meilleures puces utilisant les anciennes lignes de production.

« Je suis convaincu que nous allons offrir aux clients ce qui compte pour eux, à savoir la performance du système », a-t-il déclaré.

Historiquement, la société a écrasé ses rivaux en consacrant un budget de recherche qui dépassait largement tout ce qui se faisait dans cette industrie. Mais l’approche de TSMC sape même cet avantage.

Les chiffres sont cruels
Alors qu’Intel dépasse toujours TSMC seul en dépenses d’investissement pour de nouvelles installations et de nouveaux équipements, les chiffres sont inversés lorsque vous combinez les budgets de recherche des clients de TSMC tels que Qualcomm, Apple, Nvidia Corp. et Huawei Technologies Co.

Selon Goldman Sachs, les budgets combinés des clients de TSMC sont non seulement supérieurs à ceux d’Intel, mais l’écart est encore en train de se creuser. D’ici 2020, ils dépenseront près de 20 milliards USD, selon son estimation, au moins 4 milliards USD de plus qu’Intel.

“C’est une prophétie qui s’auto-réalise en ce moment même”, a déclaré Debora Shoquist, vice-présidente exécutive des opérations chez Nvidia. “TSMC est le nouveau leader et les meilleurs clients choisissent le meilleur fournisseur.”

Une analyse à posteriori…
Ce qui apparaît nettement dans cet article, c’est qu’Intel a vraiment perdu son leadership à l’occasion du tournant de l’informatique mobile. En négligeant ce secteur, Intel a laissé passer une opportunité énorme en préférant se concentrer sur son domaine habituel, une situation qui lui était plus confortable (une réaction normale, “humaine” même serait-on tenté d’écrire…). Mais dans ce milieu en perpétuel mouvement, une situation confortable est rarement la meilleure solution pour rester au sommet, bien évidemment. Une autre opportunité manquée par Intel, c’est dans l’IA où l’on s’est aperçu que les logiciels de machine learning appréciaient beaucoup de tourner sur les processeurs graphiques. Et là encore, au lieu qu’Intel en profite, c’est Nvidia qui a raflé la mise.

Alors, Intel est-il définitivement devenu un “mort-vivant” comme je l’affirmais déjà dans ma chronique sur les GAFAM (voir à https://www.redsen.com/chronique-alain-lefebvre/le-webinaire-lavenir-apres-les-gafam-et-les-batx/)et le webinaire associé (voir à https://www.redsen.com/chronique-alain-lefebvre/apres-les-gafam-et-les-batx-quoi/) ?

C’est bien probable. Car mon analyse jusque-là était qu’Intel avait laissé s’échapper le “mind share”, si précieux pour la survie à long terme. Mais il semble bien, selon Bloomberg, que l’offensive de TSMC est en train d’éroder également ses parts de marché (le “market share” qui est lié au “mind share”, qu’on y croit ou non). Intel est déjà en train de perdre son leadership technologique en n’arrivant pas à égaler les 7 nanomètres de TSMC. La société américaine commence d’ailleurs à adopter un discours de perdant en disant “c’est pas si grave, on va quand même faire des bons produits…”, mais bien sûr !

Pour Intel, perdre la bataille de la production de pointe représente clairement le début de la fin; la suite de l’histoire est assez prévisible.

Commentaires

    1. Le fait que TSCM surpasse Intel et que le marché des datacenters stagne sont deux choses différentes. Dans le premier cas, c’est une évolution normale (une tendance à un marché horizontal, spécialisé) qui n’est pas forcément problématique pour Intel. Apple, une autre compagnie qui favorise l’intégration verticale, s’est débarrassé de ses usines de fabrication il y a des années – et ne s’en porte pas plus mal.

      Le gros problème pour Intel est qu’ils sont cantonnés au marché du PC, ARM ayant le quasi-monopole du marché du smartphone, et sans doute de l’embarqué. Le marché du PC étant saturé, il devient de plus en plus difficile de soutenir la croissance.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Voir plus
scroll to top